"Hamlet" - en savoir plus
L’Appel d’Elseneur
Se dire qu’il est temps, puisque le temps est « hors des gonds ». La prendre enfin, tout entière à bras le corps. Céder définitivement à l’appel de la pièce des pièces. Tracer sa route vers Elseneur avec toute la troupe. Mettre en scène HAMLET, terriblement, absolument !
Et voilà que se pose le problème des choix. Tout est choix dans HAMLET, croire ou ne pas croire, « être ou ne pas être », agir ou ne pas agir, jouer ou ne pas jouer, aimer ou ne pas aimer… Ainsi en est-il de même pour sa mise en scène.
Quel texte choisir ? Quelle traduction ? Quelle langue ?
C’est le verbe qui crée le monde. C’est le verbe qui crée HAMLET. HAMLET est d’abord une pièce sur le langage, sa création, ses pièges et ses failles. Le langage creuse HAMLET comme le fossoyeur creuse ses tombes. C’est par les « trous » de la langue qu’apparaissent les spectres.
« Des mots, des mots, des mots… » Après relecture c’est toujours la traduction de André Markowicz qui me semble la plus percutante. Cette traduction que nous avions déjà utilisée lors de la création de « Un soupçon d’Hamlet » et sur laquelle j’avais construit mon adaptation pour trois acteurs. Premiers pas dans le ventre du monstre…
Elle est à la fois concrète et lyrique, ancienne et résolument moderne. Elle est à la charnière comme HAMLET, à la charnière de deux mondes, de deux époques. Elle sait être triviale lorsque c’est nécessaire, et elle n’hésite pas à trahir. Il faut aussi une belle dose d’irrévérence pour traduire HAMLET et pour le mettre en scène. Elle fait parfaitement entendre le mécanisme de la pensée, ses errements, ses accidents et ses fulgurances. Alors, elle sera notre socle… Trompeur ! trompeur encore ! toujours !
Et qui pour jouer la chose ? La troupe, les fidèles et les aimants ! Et des nouveaux aussi, de la belle jeunesse. Il va falloir aller encore plus loin, parce que nous avons le désir d’aller plus loin ensemble. Pour le moment, pas de rôles pré distribués, d’abord la recherche, le creusement encore, creusement des identités, des personnages et du jeu. Il y aura peut-être des rôles flottants aussi, des rôles à prendre et à laisser… Mise en abîme, creusement de tout par tous !
Dix comdiens, une folie en ces temps de disette, mais monter HAMLET c’est accepter la folie, c’est la folie ! On ne peut que tenter la chose, faire un HAMLET, son HAMLET. Dix HAMLET sur scène ? Pourquoi pas, puisqu’il y en aura bien plus dans la salle. Jouer HAMLET c’est précisément le sujet de la pièce : le jeu est la chose, la pièce est son sujet, le sujet est l’objet… pièce miroir !
Mais dans quel espace jouer ça ? On ne peut décemment pas se contenter d’une frontalité bourgeoise, HAMLET appelle plus ! Nous allons chercher un dispositif d’immersion et de confrontation. Un espace éclaté, des plateaux pris en étau par les spectateurs regardants, regardés. Salle et scène sont Elseneur : acteurs et spectateurs sont dans la souricière… Le théâtre est le lieu où ça a lieu. Nous sommes dès le commencement au milieu du champ de cadavres. Ici les morts poussent ! Les spectres sortent de terre, le sol est troué, comme la langue, instable, on s’y enfonce jusqu’à la garde ! Et nous sommes dans le noir, vraiment dans le noir. Il faut éprouver la nuit, et la terreur dans la nuit. La vraie terreur d’HAMLET. Les comédiens feront bien la lumière…
Il y aura comme une vibration permanente… Ça peut ressembler à un son de pontons grinçant sous l’assaut des vagues… C’est le bruit de la dislocation. Le son est contemporain, résolument ! Parfois on entend peut-être la musique du passé, ça vient de très loin, de dessous, de chez les morts, ce sont des airs que l’on connaît… de la pop anglaise, sans doute… Ce que l’on écoutait peut-être avant, avant la rupture, avant la grande dislocation du temps. Avant que s’ouvre l’abîme… Des airs que devait chanter Yorick, avant. La musique sur scène n’arrive qu’avec les comédiens. Elle est jouée en direct. Lorsque les comédiens repartent on revient à la vibration… puis plus rien. Juste les mots.
Il n’y a pas de costumes… Enfin, si, quelques oripeaux sublimes retirés de la glèbe, portés sur des linceuls. Le strict nécessaire pour les vivants, et plus grand chose pour les morts. Nous chercherons l’atemporalité, l’hybridation, l’épure de la ligne…
Nous jouerons tout, tant qu’à être fous. C’est dans sa longueur que la tragédie se déploie, prend toute sa force. Et puis, j’aime ça, ce temps-là, qui immerge, qui tire sur la corde, qui n’épargne pas. Radicalité pour pièce radicale ! Il faut partir pour longtemps, quitter le monde des vivants pour rejoindre celui des spectres…
Sont-ce des choix ? N’est-ce pas surtout la vibration intense du désir, désir de la nécessaire confrontation avec la pièce monstre, pour partager, au-delà de la fable et du mythe, ce qui mène mon travail depuis trente ans : l’amour abyssal du théâtre.
Et le reste est silence…
HAMLET 2020, why ?
Il paraît d’usage aujourd’hui de démontrer, de manière souvent absurde, à quel point le texte ancien que l’on choisit de mettre en scène est, selon la formule consacrée, d’une « étonnante modernité ».
Qu’avons-nous à faire de la modernité !
Qu’avons-nous à faire de modernité lorsqu’il s’agit des textes de Shakespeare, d’Euripide, d’Eschyle…
Ils sont là, arrivés jusqu’à nous, ils nous parlent !
Et HAMLET nous parle plus que tout autre.
Il ne fait même que cela.
Nous n’avons pas besoin de « tirer » le propos, de le tordre, pour tenter de « coller » à l’actualité. Il s’offre à nous dans toute sa complexité, toute sa profondeur, tous ses détours, ses effets de miroir, son inépuisable intelligence théâtrale. Il nous bouleverse. Cette inépuisable intelligence ne peut se prendre par la force. En tentant de faire coller la fable, ou pire les idées, a des idées modernes.
Est-ce que HECUBE était moderne pour les spectateurs d’HAMLET ?
Que recherchait Shakespeare en citant HECUBE si ce n’est à faire entendre une parole bouleversante ! Emouvante, perturbante, renversante, ayant traversé le temps et pouvant être sublimée par l’acteur…
Nous n’oublions pas que nous avons joué NOVARINA.
Nous n’oublions pas : « Loin d’ici metteurs en choses, metteurs en ordre, adaptateurs tout-à-la-scène, poseurs de thèses, phraseurs de poses, imbus, férus, sclérotes, doxiens, dogmates, segmentateurs, connotateurs… encombreurs de plateau… » (Pour Louis de Funès).
Ce que nous pouvons dire, par contre, c’est que nous sommes dans un temps de l’entre deux, un temps « hors des gonds ». Nous pouvons dire que le XXI° siècle peine à s’abstraire du XX°, que le langage est perverti, que la « langue de bois » règne, que l’on fabrique du Faux, que l’obscurantisme a encore de beaux jours devant lui, que le Vrai semble trompeur et dépassé, que le Beau est forcément suspect, que les usurpateurs sont au pouvoir, que l’illégitimité fait loi, que le pouvoir pervertit, que les pères envoient toujours les fils au casse-pipe et que le théâtre ne résistera peut-être pas longtemps…
Ce que nous pouvons faire, par contre, c’est monter un HAMLET résolument contemporain. Parce que nous créons ici et maintenant, mais que nous créons avec notre mémoire théâtrale, tout le passé qui pousse au cul. Que nous devons donc inventer une forme, une esthétique, inventer notre HAMLET aujourd’hui. Pour cela il faut commencer par « reconstruire » une fois encore notre théâtre, celui qui permettra à l’acteur d’entrer, mais aussi au spectateur.
Nous devons dire que ce théâtre sera concrètement un lieu de partage de l’espace, que nous jouerons HAMLET avec les spectateurs et non pas devant ou pour. Que nous voulons provoquer un bouleversement, parce que c’est toujours ça qui compte pour nous : la proximité avec l’acte théâtral, sa mise en pâture commune, pour arriver à la pure émotion, celle qui perturbe et renverse.
Ce que nous désirons avant tout c’est que le spectateur ressorte de ce théâtre avec la ferme conviction que quelque chose a eu lieu, vraiment. Quelque chose d’unique. Quelque chose qui l’aura changé, qui l’aura « mis en branle ».
Nous n’oublions pas que nous avons joué LORCA.
Nous n’oublions pas : « IL faut détruire le théâtre ou vivre dans le théâtre ! C’est trop facile de siffler depuis les fenêtres ! Et si les chiens gémissent en s’accouplant, il faut lever le rideau sur eux sans aucune précaution. » (Le Public)
Les spectateurs, au milieu des « humidités confinées » du théâtre, entendront au plus près la parole d’HAMLET.
C’est cela qui donnera à cet HAMLET son « étonnante modernité » :
La présence au sein même de la tragédie élisabéthaine de spectateurs étonnamment modernes.
Qui est là ?
Quelle étrange chose que de commencer une pièce en mettant dans la bouche d’un personnage secondaire (Bernardo), la question si intrigante et qui ne cesse de nous interpeller : « Qui est là ? »… La réponse qui nous vient naturellement à l’esprit est : HAMLET ! Mais il faudra cinq actes, pour que les contours d’une identité se dessinent et que l’on puisse esquisser la réponse.
Comment donner une réponse sûre et synthétique sur soi ?
Car ce que Shakespeare réussit magistralement avec HAMLET, c’est à nous donner à voir un personnage « humain ». HAMLET est vivant. Il bouge, aime et souffre. Il est comme nous. Il n’est pas un mythe, une légende. Il est notre frère, car comme nous il est pétri de doutes et d’incertitudes, nous héritons de sa misère humaine.
HAMLET naît sous nos yeux, renaît…
Il nous apparaît pour la première fois à la scène 2 de l’acte I, Il est profondément atteint par la mort de son père et son deuil est toujours, deux mois depuis sa mort, vivement douloureux. Il n’y a là rien de feint :
Non, ce que j’ai en moi défie l’acteur,
Ces masques, ces habits de la douleur.
HAMLET commence par nous dire : Je ne joue pas !
Et en effet, HAMLET ne joue pas un rôle. Il est. Il est le fils de son Hamlet de père et de sa Gertrude de mère. Il a grandi, s’est « construit ». Il a quitté Elseneur pour étudier à Wittenberg, il est supérieurement instruit, pétri de philosophie hermétique et d’humanisme… Il pense.
Et il ne croit pas au mal. Pourtant, outre la mort de son père, il doit subir l’usurpation du trône par Claudius, son oncle, et peut-être plus encore, avoir sous les yeux l’inceste commis par sa mère et qui le révulse. C’est un homme fragilisé. Il est prêt à chuter.
Mais voilà que le spectre de son père apparaît. Ce père qu’HAMLET avait tenté de définir comme : « un homme » est devenu cette « chose » terrifiante qui sort du ciel ou de l’enfer. Et le spectre parle. Il accuse, il nomme son assassin usurpateur adultère et incestueux. Ses mots ébranlent à tel point Hamlet qu’il en est mis à bas. IL tombe, c’est à devenir fou ! Le spectre détruit HAMLET en tant qu’homme. Il n’est plus rien, plus rien n’est. Ses dernières certitudes sont détruites : le mal existe.
HAMLET ne sait plus qui il est.
Il sera donc le fou, avançant masqué pour cacher sa dépression. Il sait faire cela, il connaît le théâtre et son père spirituel n’était autre que Yorick, celui qui le faisait jouer. Il dira sa proximité avec le bouffon au cinquième acte, au moment de se relever pour mourir.
Il jouera donc un rôle, des rôles. Il sera des tentatives d’homme, puisque dans ce monde seul les acteurs tiennent encore le rôle des hommes.
Il éprouvera tout : la douleur, l’humiliation, la trahison, le meurtre, l’exil, l’enlèvement… la mort. Avant de retrouver son identité dans la tombe d’Ophélie, où il pourra se nommer :
Me voici – moi,
Hamlet de Danemark.
HAMLET en cinq actes découvre tout de la réalité. Il sort de l’espace des livres et de la pensée, pour se confronter à la violence du monde. Lui qui n’était pas dans le rôle assigné par le père : détenir le pouvoir, se battre, faire la guerre, se venger; aura dynamité tous les codes. Il aura été hors norme, hors cadre, jouant à être « ce fou d’HAMLET », pour échapper à la terrible vérité : le mal existe et j’en suis un acteur.
Tel « l’enfant qui paraît », HAMLET nous révèle à nous même. Il nous tend un miroir et nous nous y perdons pour mieux nous retrouver. Nous parcourons avec lui le chemin vers la connaissance pour tenter de répondre à la question :
Qui est là ?